mardi 21 octobre 2014

Le métier d'écrivant (23) - L’écriture au jour le jour

Comment écrivez vous ? Au crayon, à la plume, à l’ordinateur ?

Aujourd’hui en 2013, et depuis vingt-cinq ans, j’écris essentiellement à l’ordinateur. Mais j’ai toujours des carnets avec moi, et quand je ne suis pas assis à mon bureau, je prends des notes, que je retranscris ou non par la suite. Avoir un morceau de papier m’aide à organiser ma pensée quand je ne suis pas devant un écran. Quand je pense à un livre, je prends des notes que je reporte plus tard ou non. J'écris aussi à la main, sous forme de plan plus ou moins détaillé, les conférences que je donne. Il m'est arrivé de les écrire entièrement, surtout les premières fois, car j'étais impressionné à l'idée de parler devant des assemblées de gens toujours plus savants que moi, et je ne voulais pas donner le sentiment que je bâclais mes interventions ou que je disais n'importe quoi. 

Mais le fait est que pour les conférences, je préfère une certaine part de spontanéité. Parfois, quand je raconte quelque chose, ou quand je formule une opinion, une hypothèse, il me vient des exemples auxquels je n'avais pas pensé auparavant. Si tout est déjà écrit, il est difficile de les insérer.  Mais si j'ai surtout le plan, le squelette de la conférence, je peux les glisser dedans. J'ai aussi constaté que je construis mieux mes textes en les écrivant à la main ; ça me permet de permuter, d'aller et venir dans le texte plus facilement qu'à l'écran.

Mais la plupart de mes textes sont écrits à l'écran, directement. Après, j'imprime et je relis/corrige/réécris sur papier.


Vous écrivez vite, ou lentement ?

Ça dépend. Il m’a fallu deux ans pour La Vacation et cinq pour La Maladie de Sachs parce que je faisais autre chose, j’exerçais la médecine à temps plein, puis j’ai été traducteur free-lance. Pour Les Trois Médecins, Le Chœur des femmes et En souvenir d’André, il m’a fallu seulement quelques mois, mais j’écrivais quinze heures par jour, j’avais déjà pensé les livres pendant longtemps, je savais où j’allais et ce que je voulais faire alors que c’était moins vrai pour les deux précédents. Pendant l’été 2012, en plus de En souvenir d’André, j’ai écrit un essai sur la série Dr House, et ça aussi m’a pris seulement quelques semaines parce que je n’ai fait que ça, et j’avais déjà le sujet bien construit dans ma tête. 

L’expérience compte beaucoup. Et puis, ça dépend du texte que je dois écrire. Pour les articles, je procède toujours de la manière suivante : une fois que j’ai accepté la commande, je pense au sujet pendant plusieurs jours et je m’asseois pour l’écrire deux ou trois jours avant la date de remise. Je l’écris en tâtonnant, pour trouver l’approche qui me semble juste, et souvent, la troisième ou la quatrième version est la bonne. Pour un essai, je fais un plan – qui souvent est destiné à indiquer à l’éditeur le contenu du livre, et ça aide aussi à rédiger. Je suis mon programme, même si je l’aménage en cours de rédaction. 

Pour un roman, bien sûr, c’est beaucoup plus long, parce que c’est plus aléatoire, plus expérimental. Le roman terminé n’est jamais exactement ce que j’avais imaginé au départ. Certaines idées sont abandonnées en chemin parce qu’elles tombent à plat, j’en oublie d’autres parce qu’elles n’ont pas leur place dans la construction. En général, quand j’ai l’idée d’un roman, elle me semble impossible à réaliser parce que j’ai envie de construire une cathédrale. Et puis, quand je me mets à construire, pierre par pierre, je me rends compte que construire une maison, c’est déjà pas mal, et que je peux même me contenter d’un chalet en bois. Tant qu’il est fait correctement, il n’y a pas à rougir. Et j’ai de la chance : je n’ai pas honte de mes romans quand je les relis. 

Certains sont plus ambitieux que les autres, bien sûr, et ont représenté un travail plus important, mais je les aime tous. Comme l’immense majorité de mes livres. Tout ça pour dire que je n’ai pas une « vitesse standard » pour écrire, ça dépend du projet, des circonstances environnantes, de ma charge de travail… Mais j’écris vite, d’abord parce que je tape assez vite, et je peux taper pendant des heures, et j’ai appris à me relire et à me corriger sans état d’âme, ça aide à gagner du temps.

A quels moments de la journée écrivez-vous ? Le matin ? Le soir ? En silence ? En musique ? Avec le bruit des gens qui passent ? Au café ?

N’importe quand, je n’ai pas d’heure. Je peux commencer tôt le matin et finir tard le soir dans la nuit si je suis pris par l’écriture d’un livre. Je peux ne pas écrire de la journée ou n’écrire que des articles courts, ou quelques pages de journal. Je n’ai pas de « programme d’écriture ». Je m’adapte aux contraintes du moment – ou je fais passer en priorité le texte qui m’importe le plus.

Jusqu’à ce que j’aie un appartement rien qu’à moi, ce qui n’est arrivé que tout récemment, j’ai toujours écrit au milieu des autres. Lorsque j’étais enfant puis adolescent, ma chambre était un hall de gare. Il y avait trois portes, ma mère passait par ma chambre pour aller dans la chambre de ma sœur. A l’âge adulte, j’ai passé le plus clair de mon temps à écrire dans mes chambres successives, parfois - en 1993-94, en particulier - avec des bébés dans un lit juste derrière moi, ou sur les genoux - et c’est parfois acrobatique, vu la propension qu’ils ont à foutre leurs menottes couvertes de salive, de beurre ou de confiture sur le clavier… 

Je peux écrire en silence ou en musique. Je peux écouter des chansons en anglais mais pas de la chanson francophone. J’écoute souvent du jazz, Bill Evans. Je peux écrire avec des gens dans la pièce ; s’ils ne m’adressent pas la parole, le fait qu’ils se parlent ne me gêne pas. J’écris mieux le soir que le matin, sauf quand je suis dans un roman, alors là j’écris jusqu’à pas d’heure et je me lève dès que je me sens capable de m’y remettre. Je suis plutôt quelqu’un du soir et de la nuit que du matin mais quand une nécessité se fait jour – le plus souvent, un livre ou un article à finir - je peux me lever à quatre heures et écrire toute la journée. 

Depuis deux ou trois ans, je dors beaucoup moins, cinq ou six heures au plus. Je me lève et j’écris, ou je lis à l’écran. J’écris rarement au café, et quand je le fais, il s’agit de courriels, pas d’un livre ou d’un article, parce que pour ça, j’ai besoin de pouvoir me lever, aller me chercher un café ou me faire un sandwich, me rasseoir, marcher de long en large pour réfléchir à ce que je vais écrire ensuite, etc. Je ne peux pas faire ça au café.


En quoi l’écriture à l’ordinateur est-elle différente de l’écriture à la main ? Pensez-vous qu’on a perdu quelque chose en passant du papier à l’écran ? 

Franchement, non. Personnellement, j’ai beaucoup gagné à passr à l'ordinateur, d’autant qu’après avoir écrit à la main frénétiquement entre 12 et 17 ans, je suis passé du papier à la machine à écrire mécanique, puis à la machine électrique, puis à l’ordinateur entre 1973 et 1988. Tout ça s’est fait progressivement et chaque transition m’a permis d’écrire plus et plus vite. Umberto Eco écrit quelque part que l’informatique a changé la structure des textes, à cause de la facilité à pratiquer le copier-coller, d’effacer sans laisser de trace, etc. 

Mais le passage de l’oralité à l’écriture a changé la narration de manière beaucoup plus radicale encore. Et doit-on regretter de ne plus écrire à la plume d’oie ou sur des rouleaux de parchemin ? Jean Guenot, dans son merveilleux Ecrire, Guide pratique de l’écrivain, dit très justement que quand c’est dactylographié – ou, aujourd’hui, imprimé – ça a toujours l’air meilleur que si c’est écrit à la main. C’est vrai, et c’est un risque, mais ça permet aussi, pour moi en tout cas, de prendre des distances par rapport aux émotions qui font trembler la main, raturer, écrire entre les lignes, etc. Je ne sacralise pas les différents états d’un texte. J’ai souvent plusieurs versions d’un texte, mais à mes yeux ce sont seulement des étapes, pas des objets de vénération. 

Plus tard, je trouve intéressant de retrouver des fragments non utilisés, bien sûr, mais au moment où j’écris mes hésitations ne m’intéressent pas. Alors écrire à l’écran, ça me permet de gagner beaucoup de temps. Encore une fois, je ne suis pas un styliste qui écrit et réécrit dix, vingt ou cent fois la même phrase, je suis un narrateur qui veut avant tout que le récit coule et que le lecteur soit emporté. Pas qu’il s’arrête et s’émerveille à chaque trouvaille. Et pour ce qui est de la première question, je n’ai pas de réponse. Je ne sais pas ce que ça a changé de passer de la main à la machine, parce que ça s’est fait de manière très inconstante, très diverse, d’une culture et d’un auteur à un autre. 

Beaucoup d’Américains – et un bon nombre d’Européens – composaient déjà leurs livres à la machine au début du  vingtième siècle ; d’autres écrivent encore à la main, le font dactylographier puis réécrivent ensuite. C’est un peu comme si vous disiez : « Est-ce que l’électrification des instruments a fait perdre quelque chose à la musique ? » Je ne crois pas. Ca ajoute des possibilités, ça permet à des musiciens d’acquérir une expérience et de produire leur musique de manière personnelle, mais ça n’enlève rien. Il en va de même quand on écrit. 

Bien sûr, passer de la plume au clavier a certainement changé quelque chose, mais en dehors de celui-là beaucoup de facteurs ont pu influer sur la manière d’écrire. Alors même si les expériences personnelles méritent d’être entendues (j’aimerais par exemple, interroger des écrivants pour leur demander de raconter quand ils ont écrit au clavier pour la première fois), je crois qu’on aurait tort de généraliser. A chacun.e de trouver la manière la plus confortable pour lui ou elle d'écrire.

Est-ce que vous avez des rituels pour écrire ?

Quand on a posé cette question à Isaac Asimov – il le raconte dans son bijou d’autobiographie, Moi, Asimov – il a réfléchi deux secondes avant de répondre – je le cite de mémoire – « J’approche mes doigts assez près du clavier pour qu’ils le touchent, et j’écris. » Je pourrais dire la même chose. Je n’ai pas de rituels pour écrire, j’écris parce que j’ai envie d’écrire, et je ne tourne pas autour du pot : je m’installe à mon clavier et j’écris, ou je saisis un papier et un crayon et j’écris, une phrase, des notes, ce que je veux garder. 

Tout ce que j’écris n’est pas toujours fait pour être gardé – ou repris, mais parfois simplement, c’est le mouvement d’écriture en soit qui me semble nécessaire, plus que les mots eux-mêmes. Je ne sais pas comment expliquer ça exactement, mais on dirait que parfois, une idée est si présente que j’éprouve le besoin de la rendre plus présente encore, pour qu’elle cristallise, pour qu’elle prenne une forme qu’elle n’a pas dans ma pensée. Ce que je me rappelle le mieux, c’est ce que j’ai lu. Par conséquent, pour qu’une idée me reste en mémoire, il faut que je la lise. Et pour pouvoir la lire, il faut que je l’écrive. Le mouvement d’écriture, à ces moments-là, n’est pas un mouvement de conservation mais d’exposition. La phrase écrite à la main a une texture, une consistance, une réalité qu’elle n’a pas dans la pensée. La phrase reprise sur un écran a une autre consistance encore parce qu’elle se retrouve mêlée à d’autres phrases, incluse dans quelque chose qui commence à être un texte. 

Le texte sortant de l’imprimante a un poids supplémentaire, celui qui apparaît sur mon écran mis en page par l’éditeur m’est presque étranger, et quand le livre m’arrive, c’est le livre de quelqu’un d’autre. Enfin, pas tout à fait, mais c’est l’illusion que j’ai… Mais je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça… Quelle était la question, déjà ? Ah oui ! Les rituels pour écrire… Au fond, parfois j’ai le sentiment qu’écrire est pour moi un moyen détourné d’accéder à des textes qui se condensent en moi, des textes que je veux voir imprimés, mais que je ne peux pas vraiment lire, une fois qu’ils le sont, car je n’aurai pas la fraîcheur, l’innocence qu’on a en découvrant un texte inconnu, je n’aurai pas les surprises, je n’aurai pas les émotions. Alors je me rattrape en lisant ou en écoutant avidement les réactions des lecteurs qui me parlent de mes livres. 

J’ai toujours envie qu’on me parle de mes livres, non pas pour m’entendre dire que je suis un auteur talentueux ou un type formidable, mais pour qu’on me raconte des histoires que je n’ai jamais entendues. Et rien ne me fait plus de plaisir que d’entendre des histoires en… « réponse » aux miennes. C’est comme s’il y avait une multiplication des histoires.

Est-ce que vous écrivez plusieurs textes en même temps ?

Il m’arrive de passer d’un texte à un autre, surtout quand j’en suis à l’étape de la prise de notes, ou l’établissement d’un plan ou d’un « chemin de fer », une suite de chapitres ou de parties. Je peux m’interrompre dans l’écriture d’un gros texte – un roman, un essai – pour écrire un texte plus court, un article, une lettre. Mais quand je suis vraiment plongé dans un texte, je n’aime pas en sortir. C’est ce moment d’immersion qui me procure le plus grand plaisir. Au point que, lorsque je suis contraint d’en sortir – pour me plier à une obligation, un repas, un coup de téléphone, une tâche impérative – je suis souvent au moins pensif, au pire de mauvaise humeur.

(A suivre...) 


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